Heureux qui, comme Rudy Ricciotti, l'archi provocateur, peut contempler la mer depuis son jardin
- petitprincebandol
- 12 sept. 2021
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PORTRAIT - Le célèbre architecte, à qui l’on doit notamment le Mucem de Marseille et le Pavillon Noir d’Aix-en-Provence, dans sa villa de Cassis pour partager sa réflexion tournoyante sur la beauté, le temps long et notre époque.
«La Méditerranée est une mer de fous, entourée de cinglés. Elle ne nous laisse pas tranquilles, comme un piège métaphysique», s’exclame Rudy Ricciotti, en mâchant un bouquet de criste-marine, une plante halophile arrachée entre les grandes dalles de calcaire de sa terrasse battue par les flots. Sa maison cachée dans une calanque de la presqu’île de Cassis est d’une beauté furieuse. Plantée face à l’immensité, sous un long toit de bois blanc à deux pentes, cette bâtisse et ses dépendances sont entourées de terrasses sur lesquelles poussent plantes et arbres, potager et œuvres d’art décalées. Conçu pour étourdir le visiteur en lui envoyant des messages contradictoires, vrillé par le mistral et éclaboussé d’embruns déchaînés, le site est tellurique. Il anime l’esprit fauve de cet architecte de 68 ans qui n’a plus peur de grand-chose. Ni de choquer, ni de vivre, ni donc de créer. Comment expliquer sinon que celui à qui l’on doit le Mucem de Marseille, le département des arts de l’Islam du Louvre, le stade Jean-Bouin, la gare de Nantes et une centaine d’édifices remarquables, soit venu s’installer à Cassis, ville de 6 500 habitants, dont aucun n’est son client?
«Je me suis organisé pour ne pas devenir victime de la névrose urbaine», explique ce lauréat du grand prix national de l’architecture en 2006 et grand prix spécial du jury de l’Equerre d’argent 2016 pour le mémorial du camp de Rivesaltes. «Paris est un bal de courtisans, de petits marquis en pompons, un concentré de malveillance, une fabrique à infarctus», vocifère-t-il. Ici, aux côtés de Myriam Boisaubert, sa compagne depuis vingt ans, Ricciotti file des jours heureux. Chaque matin, à la belle saison, il monte sur son zodiac pour rejoindre son bureau de Bandol, où travaillent une trentaine de collaborateurs sur des projets français et internationaux.
En ce moment, un bâtiment enveloppé de lianes au Brésil les occupe, avec celui de la Manufacture de la mode, porte d’Aubervilliers, à Paris, où Chanel va installer 600 artisans sur une surface de 26 000 mètres carrés. La rénovation du Musée des tissus de Lyon, propriété de la région présidée par Laurent Wauquiez, est également en bonne voie. Sans parler du bénévolat qui donne du sens à tout le reste, comme ce restaurant baptisé La République, qui doit ouvrir sur la jolie place Sadi-Carnot pour les sans-abri et les Marseillais, ou comme ce mur en terre rouge du Roussillon promis au régiment de génie de Saint-Christol pour permettre aux militaires de faire leur parade d’honneur sans avoir la vue sur le parking.
Punk et patriote
L’artiste reste fidèle aux priorités que lui seul se donne. Régulièrement invité à la table des généraux de la Légion, dont le siège se trouve à Aubagne, tout près, ou chez les saint-cyriens, dont il apprécie la droiture et l’humour - «même s’ils me prennent parfois pour un punk» -, il retrouve à leur contact une certaine idée de la nation et du don de soi qui a bercé son enfance. «Ma famille d’immigrés italiens était on ne peut plus patriote, s’enhardit-il. Chez nous, la République, la France, c’était tout. Six, autour de mon père, sont morts au combat dans les guerres de 1940, d’Algérie ou d’Indochine. Cette arithmétique-là m’a marqué à jamais.»
Inauguré en 2013, le Mucem de Marseille forme un cube de 72 m de côté, aux élégantes dentelles de béton.
Plus tard, il avouera après quelques gorgées de rosé avoir sérieusement pensé à faire une carrière militaire. «Je ne trouve ni névrose ni perversité chez les gradés ; que de la bienveillance», confie-t-il. L’année dernière, il a obtenu de la maire de Cassis de céder le cabanon qui était resté à l’abandon dans le petit port où l’attend son bateau au 1er REC qui, depuis, l’utilise pour ses exercices nautiques dans les calanques. Ricciotti rédige souvent des textes pour la revue Képi blanc, dont les exemplaires s’empilent sur une table basse de sa terrasse, parfois emportés par une bourrasque. Ainsi va l’ouragan de tendresse dans un corps de brute. Ses guerres sont sans fin.
«La situation de la France est catastrophique, gueule-t-il soudain. On est en train d’absorber toutes les névroses des universités américaines. On va droit dans le mur. Et on y va à toute blinde, notamment grâce aux écolos, qui sont un moteur expansif terrible (à la chienlit). Tous ces ersatz vont amener l’extrême droite au pouvoir.» Chacun en prend pour son grade, pas seulement les écologistes: les bobos, les cultureux, les élus corrompus et frileux, les journalistes «qui fabriquent leur pouvoir sur la bête qu’ils auscultent» et les Parisiens. «La rapidité de dissolution de notre propre conscience est suspecte, murmure-t-il. Nous sommes un pays de collabos. Même Jeanne d’Arc en a fait les frais.
Grandir sans ombre
Si Ricciotti a conquis la liberté avec laquelle il semble danser aujourd’hui, c’est de haute lutte, à force de travail. Son père, ancien maçon devenu chef de chantier, taiseux et dur, a façonné dans son silence le rapport logorrhéique au monde de son fils aîné. Dans une sorte d’expression enragée, il construit des bâtiments comme pour répondre au sens caché du territoire, à l’ordre profond des lieux. De là provient leur espèce de justesse sourde. «La matière me parle. Il faut savoir l’écouter, l’aimer et la faire avouer», rugit-il, pour recouvrir le vrombissement du moteur de son bateau, sans perdre de l’œil la houle qui le chahute, comme un tir de sommation. Plus tard dans la journée qui s’étire sous le soleil, l’architecte, passé maître dans l’art du béton, confessera une expérience fondamentale: «Un jour, à Rome, je suis allé coller mon front pendant quarante minutes contre la pierre du Colisée. J’ai tout entendu. Le bruit des travaux, la physicalité de la roche, les ouvriers, la voix des bâtisseurs de l’époque.»
Circulant sur les crêtes du réel comme un funambule qui oscillerait entre le chamanisme et le pragmatisme, l’artiste se met à l’écoute de tout, frisant la folie. Il ordonne aux scolopendres de ne pas passer le portail de sa maison au risque de perdre la vie - «et ils m’obéissent» -, et encourage les fourmis à dévorer la carcasse d’un homard qu’il a savouré avec ses amis la veille. «Quand j’étais minot, je passais mes journées à ramasser des crabes et à pêcher», se justifie-t-il. Ayant suivi ses parents d’Alger en Camargue à l’âge de 3 ans, il revisite son enfance comme une interminable séquence horizontale: «J’ai grandi en pensant qu’il n’y avait pas d’ombre, murmure-t-il sur le ton d’un reproche. Toute mon enfance, je l’ai passée dans la castagne solaire, entre les moustiques et les tamaris de la Camargue, dans une solitude radicale, jusqu’à l’adolescence.»
Esthétique non conforme
Ce qui semble aujourd’hui obséder le bâtisseur, ce ne sont pas les coups de téléphone avec ses chefs de chantiers ou ses clients «qui veulent toujours de la légèreté, baignés par l’illusion de la dématérialisation, qui n’est qu’un égarement». Non, ce qui l’épuise, littéralement, c’est son duel avec la Méditerranée souveraine, là, devant lui. «Cette mer, on ne peut pas lui faire confiance. Elle complote contre nous. Mais elle nous laisse survivre, c’est déjà beaucoup.» Sa formation d’ingénieur l’aide à élaborer toute une science de l’adversité. «Je ne crée pas dans le plaisir mais dans la peur de me tromper. Pour moi, tout est lutte, confesse-t-il soudain. Lorsque je débute un projet, je passe plusieurs jours à le passer au crible, compulser les 200 ou 300 pages de la commande, à la recherche du mal caché, de l’endroit où le diable va te faire la peau. C’est une vision assez paranoïde, je vous l’accorde.» Longeant les falaises verticales d’un blanc calcaire éclatant, l’architecte recherche les ouvertures vers les grottes dans lesquelles il reviendra nager bientôt.
Parmi la vingtaine de livres qu’il a rédigés, fidèle à sa réputation de pamphlétaire, en dictant parfois des phrases à la volée à son téléphone, L’Exil de la beauté (Textuel, 2019) est celui qui résume le mieux son combat pour une esthétique non conforme. Ricciotti, qui ne jure que par Léon Bloy et Curzio Malaparte, Pasolini et Tati, y propose une voie pour lutter contre la laideur qui engloutit notre monde, drapé dans le consumérisme et la bien-pensance, la lâcheté et la déconstruction. Paradoxe d’un homme qui a fait du béton sa matière de prédilection. «Le béton ou la pierre, c’est le même monde,se justifie-t-il. À la différence que le premier porte une chair sociale, qui intègre des métiers, des savoir-faire. Quand on aura fait le tour des conneries écolos, on reviendra au béton, surtout qu’il est aujourd’hui décarboné.» Ayant quelques longueurs d’avance sur ses concurrents, maîtrisant mieux qu’eux la technologie de ce matériau souvent recyclé et six fois moins poreux par rapport à celui des années 1950, il vante sa valeur de résistance mécanique hors pair: «La véritable conscience écolo est d’investir dans la durée et dans le temps, catéchise-t-il. Comme la roche vivante de ces calanques, le béton renferme des liaisons moléculaires toujours actives, un empilement granulaire qui ne souffre aucun laxisme. Cette densité est existentielle.»
Ses trois enfants, élevés à Bandol avec l’accent méridional, suivent chacun leur voie, jamais loin du sillage de leur père: l’un est ingénieur des ponts et chaussées, l’autre avocate de droit public, le troisième architecte. Certains travaillent avec lui. «On est en silence, on se comprend», note Ricciotti, qui se rappelle avoir griffonné un croquis du Mucem en 2002, qui a surgi de terre dix ans plus tard sans une correction, parfaitement réalisé. «Il s’agissait d’une prouesse technologique et je n’ai pas eu l’impression d’avoir beaucoup lutté. Comment faire les choses, comme cela, sans forcer?» questionne-t-il, d’une voix devenue douce comme le pelage des tigres empaillés disposés dans son salon. C’est d’ailleurs ainsi, furieusement mais sans forcer, que la mer sculpte la calanque au fil des jours.
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